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Ulla Deventer: « Butterflies are a sign of a good thing »
Texte: Pauline Delfino
Des corps dénudés sans têtes, des membres avachis sur de vieux canapés, des visages et des seins peints, des regards innocents qui défient la caméra, une douceur qui auréole un oeil au beurre noir, une douleur lissée, enjolivée, ornée de paillettes et de peinture pop, voilà ce que nous donne à voir la série « Butterflies are a sign of a good thing » réalisée par la photographe Ulla Deventer.
Ulla Deventer est une photographe allemande née en 1984. Elle commence ses études à l’Université des Beaux-Arts de Hambourg, passe une année à Lyon en erasmus, et finit son Master en Fine arts à Antwerp en Belgique. Elle vit actuellement à Hambourg. Depuis 2013, son travail sur les groupes marginalisés et les travailleuses du sexe l’a amené à visiter plusieurs capitales européennes, et à se rendre notamment au Ghana. La série « Butterflies » est réalisée en 2017-2018 à Accra, capitale du Ghana, et prolonge ce projet vieux de cinq ans. Tout en étant très stylisé, l’ensemble revêt par moment une forme documentaire. Les photos-histoires représentent les travailleuses du sexe à l’aide de multiple supports qui doivent, selon la photographe, déconstruire les préjugés et les clichés sur la prostitution, et permettre de libérer la parole des concernées en les faisant participer au projet.
Malgré l’implication de tous les modèles dans le projet, une retenue se fait sentir. Le spectateur se tient au seuil de l’image. Le travail de la photographe joue avec l’implicite. Tout est là sans jamais être exposé clairement. Les femmes nues tournent le dos, cachent leurs visages avec leurs cheveux. Les scènes sont immortalisées « après la tempête », quand les femmes se replient sur elles-mêmes, et s’abandonnent à leur propre présence. Le spectateur interpellé peine à ne pas se sentir impliqué. Quelle attitude adopter face aux photos ? Faut-il s’avancer vers ces femmes pour établir le lien ? Sommes-nous autorisés à suivre ces regards détournés ?
Les visages et les corps semblent tournés vers autre chose. Même les portraits plus sucrés – je pense à celui d’une femme nue qui fait une bulle avec son chewing-gum – esquivent le regard du spectateur. Les yeux des modèles dévient l’objectif, les regards projettent le spectateur au delà des visages, vers un monde inconnu, éloigné, inaccessible. Derrière l’apparence lisse et facile d’accès de ces portraits doux, colorés, au cadrage classique, une profondeur s’incarne dans ces corps qui portent d’innombrables histoires. Sans vraiment savoir pourquoi, le spectateur ressent un malaise face à la dureté de la prostitution adoucie par le travail stylistique. Il ne sait pas où se placer entre l’admiration de la beauté des femmes qui posent si simplement, et l’empathie que provoque la vision des blessures, la projection de certains drames. Deventer ne prétend pas avoir fait un travail documentaire, et la force de sa série est de se présenter comme un regard étranger sur un monde quasi intouchable. Pour autant, les aspects les plus insignifiants du visage, de la chair, mettent en contact les femmes des deux côtés de l’objectif et du continent : le souffle du sommeil profond, le relâchement d’un corps épuisé, les yeux fermés de femmes qui ne se livrent jamais entièrement.
Ulla Deventer le sait, le revendique même, son regard de photographe est doublement déplacé, dans tous les sens du terme. Elle porte le regard d’une étrangère occidentale sur des femmes d’Afrique noire, et le regard d’une intruse dans l’univers clos de la prostitution dans un pays où l’activité est à la fois illégale et commune, tout en étant une honte pour les familles. Derrière un travail d’esthétisation très présent, la série dévoile une réelle tentative de positionnement social. Un lien fin, prêt à se rompre dès que l’objectif se détourne ou que les regards fuient, est créé entre deux mondes. La photographe le rappelle dans plusieurs de ses interviews : il s’agit aussi pour elle d’éveiller notre monde supra sécurisé aux conditions des travailleuses du sexe, et particulièrement à celles de Ghanéennes. Contrairement à la Belgique ou à Paris, il n’y a aucune structure de soin et d’accueil pour les prostituées d’Accra.
Les photos, les dessins, les mises en scène, figurent un espace d’accueil, temporaire certes, mais qui voudrait ouvrir la voie vers autre chose. La série ne dénonce pas, mais propose un simple appel à regarder, à considérer, comme le dirait l’essayiste Marielle Macé. Dans le cadre restreint des photos, les histoires se déplient devant les yeux du spectateur toujours un peu déstabilisé par les images chocs qui diffusent une beauté silencieuse et dure.